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Devenir mère sans mère : accompagner la dissociation et la restructuration émotionnelle des mamans sans mamans


La maternité est un processus de transformation profonde, à la fois sur le plan psychique et émotionnel. Dans cette transition, la relation avec sa propre mère joue un rôle déterminant : elle constitue une matrice affective et un modèle d’attachement essentiel. A ce titre, comment aider et accompagner les femmes, futures, jeunes ou déjà mamans dont ce lien tout particulièrement est absent ou marqué par une rupture traumatique ?


Devenir maman sans maman

Devenir mère est une expérience complexe, souvent accompagnée d’un profond besoin de se tourner vers ses propres origines pour construire sa parentalité. Mais que se passe-t-il lorsque cette figure maternelle est absente, physiquement ou émotionnellement ? Pour les femmes ayant perdu leur mère — par décès, abandon, relation toxique ou disparition —, la maternité peut raviver des blessures enfouies, mettant en lumière des schémas émotionnels non résolus.


Dans ce contexte, le travail thérapeutique doit permettre de dénouer ces tensions émotionnelles et de restaurer l’accès à un vécu émotionnel souvent réprimé. Les mères endeuillées se trouvent donc confrontées à une double problématique : la gestion de leurs propres carences affectives et la nécessité de créer une relation saine avec leur enfant. Cet enjeu est d’autant plus crucial qu’il s’inscrit dans un cadre transgénérationnel. Ces mères, privées de soutien ou d’ancrage maternel, font face à des défis particuliers. Elles doivent non seulement composer avec leur propre manque affectif, mais aussi veiller à ne pas transmettre leurs blessures à leurs enfants. Cette lutte intérieure, parfois inconsciente, peut se manifester par un phénomène de dissociation émotionnelle. Ce mécanisme de protection, bien que adaptatif dans un premier temps, tend à limiter leur capacité à vivre pleinement leurs émotions, à établir des liens profonds avec autrui et parfois à s’engager dans une parentalité consciente. Dans le sens où des schémas plus restrictifs les enchaînent à un passé dont elles aimeraient se délester.


Les travaux pionniers de John Bowlby (1980) sur l’attachement, de Donald Winnicott (1965) sur la mère "suffisamment bonne" et de Fraiberg et al. (1975) sur les "fantômes dans la chambre d’enfant" mettent en lumière les défis spécifiques liés à l’absence maternelle, qu’elle soit tangible ou symbolique. Cependant, l’accompagnement thérapeutique de ces mères reste encore peu exploré dans la littérature contemporaine, en particulier dans le champ des thérapies expressives comme la musicothérapie.


Je vous propose donc cette semaine d'examiner les spécificités du deuil amaternel (néo.), d’en détailler les formes et d’en analyser les répercussions sur la parentalité. Il explore également comment une prise en charge adaptée, intégrant des outils musicothérapeutiques et analytiques, peut favoriser une restructuration émotionnelle, la compréhension et la libération des schémas relationnels pathologiques.


Qu’il s’agisse d’une relation toxique, d’un abandon, d’une disparition ou d’un décès, le deuil de la mère est une blessure complexe, souvent invisible, mais aux répercussions durables sur la construction de soi et de la parentalité.


L’objectif de cet article est donc triple :


  1. Analyser les différentes formes de deuil d’une mère et leurs implications spécifiques sur la maternité.

  2. Mettre en lumière le rôle de la dissociation émotionnelle et de la "défusion" d’avec la figure maternelle dans le processus de reconstruction identitaire.

  3. Présenter la musicothérapie cognitivo-analytique en groupe comme un outil thérapeutique permettant d'accompagner ces femmes sur ce chemin si particulier du devenir maman sans maman.


J'illustrerai tout cela à travers des extraits de créations musicales réalisées par des patientes, des épisodes du podcast Les Sons Naissances (rebaptisé Devenir Mère sans Mère - Le podcast en 2024) ainsi que par une étude de cas issue de mes notes et observations en consultations avec S.



 

Les différentes formes de deuil maternel et leurs impacts sur la parentalité Devenir maman sans maman


Le deuil d’une mère, lorsqu’il survient dans le cadre de la maternité, dépasse largement la simple absence physique. Il constitue une perte à la fois réelle et symbolique, affectant le système émotionnel et relationnel de la femme qui devient mère. Ce processus de deuil peut être difficile à identifier, car il s’inscrit souvent dans des récits de vie marqués par la douleur, l’ambiguïté ou le déni. Ces formes de rupture, qu’elles soient liées à une relation toxique, à un abandon, à une disparition ou à un décès, impactent de manière différenciée la capacité des femmes à investir pleinement leur rôle maternel. Devenir mère sans mère


La relation toxique : un deuil complexe ambivalent


Dans une relation marquée par la toxicité, le deuil est souvent ambivalent. La mère peut être physiquement présente, mais son comportement laisse des blessures profondes.


Les relations toxiques entre une mère et sa fille se caractérisent par des dynamiques dysfonctionnelles, telles que la manipulation, la critique constante, ou un contrôle envahissant. Ces interactions perpétuent un climat émotionnel hostile, où les besoins affectifs de l’enfant sont souvent niés ou instrumentalisés. On imagine alors qu'une telle relation ne permet pas à la petite fille, de développer une base sécurisante, essentielle pour sa propre stabilité émotionnelle et relationnelle.

Dans le contexte de la maternité, ces femmes sont confrontées à un double deuil : celui de leur mère réelle, incapable de remplir son rôle, et celui d’une mère idéale qu’elles n’ont jamais connue.


Ce phénomène peut être rapproché du concept de deuil complexe, tel que défini par William Worden, où l’individu est incapable de résoudre ou d’accepter pleinement la perte en raison de sa complexité relationnelle. Cette difficulté à apprivoiser le deuil de la relation toxique peut se traduire, dans la parentalité, par trois tendances :


  • Une hypersensibilité aux besoins de leur propre enfant, comme une tentative de réparer les blessures du passé,

  • Reproduire inconsciemment les schémas relationnels dysfonctionnels

  • Tenter de se détacher d'elles-mêmes, de leurs émotions, de leur environnement extérieur (déréalisation) - souvent perceptible au ton de la voix monocorde ou aux gestes et comportements de retrait de toute forme d'attachement ou de toucher par autrui - souvent par crainte inconsciente de reproduire les schémas maternels nocifs ou de ressentir la douleur du passé.


Ce deuil également s'accompagne fréquemment d’une ambivalence émotionnelle, caractérisée par une oscillation entre appréhension, colère, culpabilité et tristesse.


Les relations toxiques entre mère et fille se caractérisent par un mélange de dépendance affective et de comportements destructeurs. Dans ce type de relation, la mère représente simultanément une figure protectrice et une source de rejet. Mary Main et Judith Solomon (1986) décrivent cette dynamique comme un attachement désorganisé, où l’enfant, dans son développement, est confronté à une double contrainte émotionnelle (double bind) : "approcher sa mère pour obtenir du réconfort tout en la craignant comme source de douleur."


Ces femmes, devenues mères à leur tour, manifestent souvent une ambivalence similaire dans leur relation avec leurs enfants. Une patiente suivie dans le cadre d’une thérapie me rapportait : "J’ai peur de trop les protéger ou pas assez, en tout cas je sens que mon investissement est étrange, qu'il y a comme une limite, j'ai peur...ma propre mère utilisait toujours son "amour" contre moi."


Le deuil de cette relation toxique est particulièrement difficile, car il ne repose pas uniquement sur la perte d’une personne, mais aussi sur celle d’un idéal : l’image d’une mère bienveillante et sécurisante. Ce processus s’apparente à ce que Freud (1917) qualifiait de deuil mélancolique, où la perte de l’objet d’amour engendre un conflit intrapsychique non résolu.


Si l’on écoute patiemment les multiples auto-accusations du mélancolique, on ne peut finalement se défendre de l’impression que les plus fortes d’entre elles conviennent souvent très peu à sa personne propre, mais qu’au prix de modifications minimes, elles peuvent s’adapter à une autre personne que le malade aime, a aimée ou devrait aimer. […] - Deuil et mélancolie. S. Freud.

[ Ecouter l'épisode de Laurence ]




L’abandon : l’absence ou le vide affectif


L’abandon maternel, qu’il soit physique ou émotionnel, constitue un traumatisme fondamental. Il laisse un vide que l’enfant cherche instinctivement à combler par des comportements d’attachement insécurisé, comme une dépendance affective ou un rejet de toute proximité émotionnelle. À l’âge adulte, ces blessures persistent sous forme de sentiments de rejet, de honte ou d’indignité, affectant profondément l’estime de soi.


Dans le cadre de la maternité, ces femmes doivent naviguer entre le poids de ce vide affectif et leur désir de créer un lien sain avec leur propre enfant. L’abandon les confronte à des questions identitaires fondamentales, comme Qui suis-je sans cette figure fondatrice ? et Puis-je être une bonne mère sans modèle d’attachement sécure ?


L’abandon maternel, qu’il soit physique ou émotionnel, laisse une empreinte durable sur l’identité de l’enfant. John Bowlby (1980) souligne que "l’absence répétée ou définitive d’une figure d’attachement crée une insécurité fondamentale, qui peut persister à l’âge adulte." Cette insécurité se manifeste souvent par une peur de l’abandon dans les relations, mais aussi par un sentiment d’incomplétude dans le rôle maternel. Suis-je assez ? Est-ce que je fais assez ?


Les femmes ayant vécu un abandon décrivent fréquemment une quête incessante de validation et d’amour inconditionnel, qu’elles tentent parfois de compenser dans leur relation avec leurs enfants. Certaines de ces mères présentent une tendance accrue à l’anxiété parentale, souvent associée à une hypervigilance émotionnelle. L’une d’elles que nous nommerons A. témoigne : "Je veux être là pour mon enfant, mais parfois, je me sens submergée par cette responsabilité."


Le deuil de l’abandon se manifeste souvent par un vide affectif profond qui, s’il demeure non adressé, peut engendrer des comportements de sur-adaptation ou conduire à un épuisement parental, parfois enraciné dès la période pré-conceptuelle. Ainsi, il m’a semblé essentiel d’explorer l’histoire personnelle des patientes, ainsi que le désir profond sous-tendant leur volonté ou leur refus de devenir mère. Certaines, par exemple, se sentent incapables d’accompagner un enfant qu’elles auraient imaginé porter, préférant consacrer leur attention à leurs neveux et nièces plutôt que d’enfanter elles-mêmes.


Bien que la question du désir ou du non-désir d’enfant relève évidemment de la volonté propre de chaque femme – d’autant plus dans le contexte législatif français actuel, où le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est désormais inscrit dans la Constitution – il serait réducteur de ne pas prendre en compte l’impact des expériences antérieures qui peuvent influencer ces décisions. Le rôle du thérapeute est alors de se positionner en soutien, en accompagnant la patiente vers un choix réfléchi et conscient, qu’il s’agisse de devenir mère ou non. Ce travail d’accompagnement se doit d’être exempt de tout jugement ou influence personnelle, respectant pleinement l’autonomie et la singularité de chaque patiente.


A nouveau, selon John Bowlby, l’abandon est souvent associé à un attachement désorganisé, qui se manifeste par des comportements contradictoires envers la figure d’attachement ce qui dans la parentalité peut se traduire par :


  • Une tendance à surinvestir la relation avec l’enfant, par peur de répéter l’abandon.

  • Une difficulté à gérer les conflits parent-enfant, en raison d’une perception exagérée du rejet.

  • Un sentiment d'incapacité à accompagner son enfant en devenir



La disparition et le décès : un deuil visible mais inachevé


La perte définitive d’une mère, qu’elle soit due à une disparition ou à un décès, est l’un des deuils les plus reconnaissables, mais il peut également être inachevé. Le deuil périnatal d’une mère décédée laisse souvent des "traces fantômes" (Rando, 1993), des absences qui se réactivent dans des moments clés de la vie, comme la grossesse, l’accouchement ou les premières étapes de la maternité.


Ce type de deuil entraîne des vulnérabilités spécifiques :


  • Une intensification des besoins d’attachement pendant la maternité, car les souvenirs et les attentes non satisfaites envers la mère ressurgissent.

  • Une tendance à rechercher des substituts, tels que des figures féminines ou des groupes de soutien, pour compenser cette absence.


En outre, je note pour les patientes reçues au cabinet Les Sons Naissances, que les deuils non résolus peuvent provoquer des manifestations somatiques ou des épisodes de dissociation émotionnelle, car la douleur est souvent trop difficile à traiter consciemment.


 [ Ecouter l'épisode d'Emma ]




L’absence symbolique : la mère physiquement présente mais émotionnellement distante


Certaines mères, bien qu’étant physiquement présentes, ne remplissent pas leur rôle émotionnel en raison de troubles psychiques, de dépendances ou de traumatismes personnels. Ce type d’absence est particulièrement insidieux, car il génère une confusion chez l’enfant : la mère est là, mais elle ne répond pas à ses besoins affectifs fondamentaux.


L’absence symbolique est l’une des formes les plus insidieuses de deuil. Fraiberg et al. (1975) parlent de "fantômes dans la chambre d’enfant" pour décrire les traumatismes relationnels non résolus qui se transmettent à travers les générations.


Dans ces situations, la fille internalise une image de la maternité marquée par la froideur ou l’indifférence. Donald Winnicott (1965) explique que "la mère suffisamment bonne ne se définit pas par la perfection, mais par sa capacité à être émotionnellement disponible pour son enfant." L’absence de cette disponibilité peut engendrer une carence affective, souvent associée à des difficultés à établir des relations intimes.


Les mères ayant vécu une absence symbolique décrivent fréquemment une difficulté à faire confiance à leurs propres instincts parentaux.


Cela peut alors se traduire par :


  • Une tendance à compenser par une hyper rationalisation de la relation parent-enfant, en évitant tout aspect émotionnel.

  • Une crainte persistante de l’échec maternel, alimentée par des doutes quant à leur capacité à répondre aux besoins de leur enfant.



 [ Ecouter l'épisode d'Alexia ]

















La dissociation émotionnelle : mécanismes de défense et implications dans la parentalité


Comprendre la dissociation émotionnelle et ses mécanismes induits


La dissociation émotionnelle agit comme une barrière psychique, protégeant l’individu d’une souffrance trop intense pour être confrontée directement. Elle est particulièrement fréquente chez les mères endeuillées de leur mère, que cette perte soit liée à un décès, un abandon, une relation toxique ou une absence psychique.


Les mécanismes induits par la dissociation incluent :


  • Un détachement affectif : La mère peut sembler "présente physiquement" mais "absente émotionnellement". Elle peine à s’impliquer pleinement dans des interactions affectives avec son enfant, ce qui peut compromettre l’attachement sécurisant. Selon Bowlby, "l’absence de réponse émotionnelle cohérente de la figure parentale perturbe le développement de la confiance fondamentale chez l’enfant."


  • Une régulation émotionnelle altérée : En évitant les émotions douloureuses, la mère éprouve également des difficultés à réguler ses émotions positives. Cela peut entraîner des réactions imprévisibles ou inadéquates face aux besoins de l’enfant.


  • Une répétition inconsciente de schémas traumatiques : Dans sa tentative d’éviter la douleur, la mère peut reproduire involontairement des comportements parentaux défaillants, comme l’indifférence émotionnelle ou le rejet, qu’elle a elle-même vécus.


  • Un clivage identitaire : La dissociation peut entraîner une scission entre le rôle de mère et les autres aspects de l’identité de la femme. Elle peut se percevoir comme une "mauvaise mère", ce qui alimente un sentiment de culpabilité et d’échec.


Ces mécanismes agissent comme des freins à l’établissement d’un lien authentique avec l’enfant, créant une distance émotionnelle difficile à combler sans un accompagnement thérapeutique.



Le surinvestissement maternel : une réponse compensatoire aux blessures d’attachement


À l’opposé de la dissociation, certaines mères endeuillées de leur mère développent un surinvestissement dans leur rôle maternel, cherchant à combler les manques de leur propre histoire par une implication excessive auprès de leur enfant. Ce surinvestissement, bien qu' animé par une volonté sincère de ne pas reproduire les schémas passés, induit lui aussi des mécanismes spécifiques.


Les mécanismes induits par le surinvestissement maternel comprennent :


  • La transposition du vécu personnel : La mère, dans une tentative de "réparer" sa propre enfance, projette ses besoins insatisfaits sur son enfant. Elle devient non pas "mère" mais "l’enfant qu’elle a été", cherchant à recevoir à travers son propre enfant ce qu’elle n’a jamais eu Winnicott explique que "lorsque la mère utilise son enfant pour combler ses propres besoins, elle lui ôte l’espace nécessaire pour développer son propre moi."


  • Un don excessif au détriment d’un lien réel : La mère investit de manière disproportionnée dans des actes visibles (cadeaux, attentions matérielles) tout en évitant un lien émotionnel plus profond. Cela peut résulter de la peur inconsciente d’échouer ou de blesser l’enfant, comme elle-même a pu l’être.


  • L’idéalisation de la maternité : Certaines mères, confrontées à un deuil par perte réelle, idéalisent le rôle de mère en cherchant à devenir la figure parfaite. Cette quête devient rapidement insoutenable face aux réalités complexes de la maternité, alimentant un sentiment d’inadéquation.


  • Une confusion des rôles : Dans certains cas, le surinvestissement mène à une inversion des rôles où l’enfant est placé dans une position de "sauveur émotionnel". La mère attend inconsciemment que son enfant lui offre la stabilité et le réconfort qu’elle n’a pas reçus.



Les points communs et les distinctions entre dissociation et surinvestissement


Bien que la dissociation et le surinvestissement semblent opposés, ils partagent une origine commune : la tentative de gérer une douleur non résolue liée à la figure maternelle absente. Cependant, les deux stratégies entraînent des conséquences spécifiques :


  • Dans la dissociation, la relation mère-enfant est entravée par une distance émotionnelle.

  • Dans le surinvestissement, la relation est saturée par une présence excessive, mais déséquilibrée, où le lien véritable reste absent.


Ces deux mécanismes, bien qu’adaptatifs à l’origine, empêchent l’établissement d’une parentalité authentique et équilibrée.


La dissociation et le surinvestissement, en tant que réponses au deuil maternel, soulignent la complexité de la parentalité chez les femmes endeuillées de leur mère. Ces mécanismes, bien que opposés en apparence, reflètent une même quête : éviter la douleur tout en recherchant une réparation inconsciente. Identifier ces dynamiques est essentiel pour offrir un accompagnement thérapeutique adapté. La musicothérapie, en travaillant sur les affects et les schémas relationnels, offre un espace pour déconstruire ces mécanismes et permettre à la mère de redéfinir son rôle en conscience.


La reconstruction émotionnelle : du trauma à la résilience


La reconstruction émotionnelle constitue une étape centrale dans l’accompagnement des mères ayant grandi sans mère. Ce processus exige une approche nuancée, qui tient compte des spécificités des blessures laissées par l’absence ou la toxicité de la figure maternelle. La résilience, entendue comme la capacité à se reconstruire après une expérience traumatique, ne peut être atteinte sans une exploration profonde des mécanismes de dissociation et de surinvestissement relationnel, souvent hérités de ces traumatismes précoces.


Les enjeux de la restructuration émotionnelle chez les mères sans mère


La reconstruction émotionnelle est un processus complexe qui demande de revisiter les blessures passées tout en créant un espace de sécurité pour développer de nouvelles dynamiques relationnelles. Chez les mères sans mère, cette démarche implique à la fois de se libérer des schémas imposés par leur histoire, l'éducation reçue par l'éventuel parent restant et d’instaurer une parentalité consciente, ancrée dans l’authenticité et l’amour, et non dans la peur ou la réparation.


Les défis de la reconstruction émotionnelle chez les mères sans mère


Pour les mères endeuillées, la maternité réactive souvent des blessures enfouies. La confrontation à la vulnérabilité de leur propre enfant agit comme un miroir douloureux, renvoyant à leur propre histoire marquée par l’abandon, la violence ou l’absence de réconfort maternel. Cette confrontation peut engendrer des mécanismes de protection inconscients, tels que la dissociation émotionnelle dont nous avons déjà parlé, qui limite leur capacité à vivre pleinement leurs émotions.


Rappelons à nouveau que la dissociation, en tant que mécanisme de défense, se manifeste par une coupure émotionnelle partielle ou totale. Si elle a permis de survivre aux blessures du passé, elle devient un obstacle dans la relation avec l’enfant. Les mères dissociées peuvent éprouver des difficultés à identifier et à répondre aux besoins émotionnels de leur enfant, car elles ne sont pas pleinement en contact avec leurs propres affects. Ainsi, le lien maternel peut devenir fonctionnel mais dépourvu de chaleur et d’intimité émotionnelle. Cette dissociation est souvent aggravée par la crainte inconsciente de reproduire les schémas d’attachement insécures qu’elles ont elles-mêmes subis.


À l’opposé, je constate que certaines mères adoptent un comportement de surinvestissement relationnel, projetant leurs propres blessures et besoins insatisfaits sur leur enfant. Cette dynamique, bien que animée par une volonté de "mieux faire", peut aboutir à une forme d’étouffement émotionnel pour l’enfant. L’enfant, dans ces cas, est perçu comme un prolongement de la mère, un moyen de réparer symboliquement les manques du passé. L’équilibre entre proximité et autonomie est alors compromis, menaçant l’individualité de l’enfant. Une écoute douce et active ainsi que des jeux musicaux mère-enfant peuvent alors être menés en séances afin qu'une scission saine et sécurisante puisse s'engager afin que chacun joue et partage sa propre partition.


Ces mécanismes, qu’ils soient liés à la dissociation ou au surinvestissement, illustrent la complexité de la parentalité pour les mères sans mère. La maternité devient alors un terrain de réactivation des blessures anciennes, mais je note aussi qu'elle peut devenir une opportunité de transformation profonde, à condition d’être accompagnée dans ce processus.

Entendu en séance :

"J’ai longtemps cru que je devais être parfaite pour que mon fils m’aime, mais en réalité, c’était moi qui avais peur de ne pas être aimée. Ce n’était pas lui qui me demandait d’être parfaite, c’était mon passé qui parlait." - S. (2024)

La musicothérapie cognitivo-analytique : un accompagnement pour la restructuration émotionnelle


Le processus de guérison des mères endeuillées nécessite une approche thérapeutique qui permette de traiter non seulement les symptômes émotionnels immédiats, mais aussi les causes profondes des dysfonctionnements psychiques liés à la perte de la figure maternelle. Dans ce cadre, la musicothérapie cognitivo-analytique s’impose comme une approche particulièrement adaptée pour accompagner ces femmes dans leur démarche de rétablissement. Alliant la musicothérapie à la psychanalyse, la musicothérapie cognitivo-analytique que j'ai eu à cœur de co-construire en séance repose sur l’idée que l’engagement avec la musique, qu’il s’agisse d’écoutes ou de créations actives, permet de renouer avec des émotions enfouies et d’exprimer des vécus inconscients, tout en favorisant un travail de verbalisation qui aide à comprendre et à restructurer ces mêmes émotions. Cette approche prend en compte la dualité de l'être humain : d'une part, l’aspect émotionnel et inconscient, et d'autre part, la nécessité de mettre des mots sur ses expériences afin de les intégrer et de les transformer.


La pratique commence généralement par l’écoute musicale, permettant de déclencher un processus d'association d’idées et d’émotions. Ces écoutes ne sont pas choisies de manière aléatoire, mais bien en fonction des thèmes émotionnels que la patiente explore lors de l'anamnèse et des premières séances, souvent en lien avec ses vécus traumatiques ou son histoire de maternité. Les œuvres musicales agissent comme un catalyseur émotionnel, amenant la patiente à verbaliser les émotions qu’elles ressentent qu'une analyse aide à mettre en lumière dans un cadre sécurisé.


La dernière étape, dont la temporalité survient en fonction de ce que le musico-verbal a permis d'éveiller, implique un travail actif, dans lequel la patiente est invitée à créer, souvent à travers l'écriture musicale ou le chant thérapeutique. Ces activités permettent de donner forme à ce qui reste souvent inexprimé ou difficilement formulable par des mots. Il s’agit ici d’un processus de catharsis où la musique devient un moyen d’accéder à une compréhension plus profonde des émotions vécues, favorisant ainsi l’intégration de ces émotions au sein d’une nouvelle narrative personnelle.


Exemples de créations et de verbalisations en musique réalisés lors des consultations en musicothérapie de groupe "Apprivoiser le deuil et bien vivre sa maternité"

Au terme d'un travail thérapeutique étalé sur six mois, il a été demandé aux patientes de sélectionner une musique qui, pour elles, incarnait leur vision du deuil maternel. Cette démarche s’est accompagnée de l’écriture d’une lettre, conçue comme une promesse personnelle ou un mantra, destinée à les accompagner dans leur quotidien.


Cette double action, associant expression musicale et introspection écrite, visait plusieurs objectifs. D’une part, permettre aux patientes de s’écouter autrement en leur offrant un espace où leur voix, littéralement et métaphoriquement, pouvait être entendue et reconnue. D’autre part, ce processus visait à ancrer un message d'espoir et d’autonomie dans leur conscience, tel une "petite voix intérieure" capable de les guider. À travers cet exercice, elles étaient encouragées à reconnaître leurs propres ressources émotionnelles et leur capacité à progresser dans leur cheminement personnel.


Ainsi, cette pratique leur offrait non seulement une opportunité de symboliser leur processus de deuil, mais également de réaffirmer leur capacité à panser leurs blessures avec bienveillance. En se réappropriant leur histoire et en développant une nouvelle narrative, elles étaient en mesure de se projeter dans une parentalité alignée avec leurs aspirations, renforçant leur rôle de mères présentes et attentives envers leurs enfants. Elles étaient alors conscientes de pouvoir avancer non pas dans l'ombre, mais sans l'ombre de la mère.



Création de L_

Création de M_

*Identités des patientes anonymisées par respect du secret professionnel




Le rôle de la verbalisation et de l’analyse dans le soin

Un aspect fondamental de cette approche est la verbalisation, qui encadre et accompagne l'engagement créatif en musique, à la fois en amont et en aval du processus. La parole, en permettant à la patiente de faire sens de son vécu, l’aide à restructurer ses émotions. Cela s’inscrit dans une démarche psychanalytique qui se rapproche de la méthode classique de « parole libérée », dans laquelle le patient exprime ses pensées et émotions, parfois à travers des associations libres, permettant d’identifier des résistances ou des conflits internes.


Dans le cadre de la musicothérapie cognitivo-analytique, la parole sert à organiser ce qui a été mis en musique, et à introduire la possibilité de comprendre et de verbaliser les symptômes émotionnels de manière plus articulée. En ce sens, l’un des objectifs est de permettre aux femmes de se réapproprier leur histoire, en la redéfinissant de manière plus saine. Il s’agit d’un processus d'auto-réconciliation qui favorise le renouveau dans leur relation avec elles-mêmes, parfois même avec leurs familles mais surtout avec leurs enfants.


La régulation émotionnelle et la gestion des fluctuations affectives

Les mères endeuillées, confrontées à la souffrance du deuil, vivent souvent des fluctuations émotionnelles intenses, oscillant entre des moments de tristesse profonde, de colère et des phases d’idéalisation de la figure maternelle disparue. Ces émotions sont parfois vécues comme ingérables et peuvent conduire à un état de dissociation, dans lequel la patiente se sent déconnectée de ses émotions, de son corps et de ses interactions sociales. La musicothérapie cognitivo-analytique intervient alors pour aider la patiente à identifier, comprendre et réguler ces fluctuations émotionnelles.


Le chant thérapeutique et l’écriture musicale permettent de donner forme et voix à ces émotions, facilitant leur expression et leur gestion. Cette pratique active aide la patiente à « ressentir » ses émotions plutôt qu’à les fuir, et à développer une meilleure tolérance à l’intensité de celles-ci. En favorisant l’expression émotionnelle à travers la musique, il devient possible de réduire l’anxiété liée à la gestion des émotions complexes et de restaurer un sentiment de contrôle interne. Ce processus est d’autant plus important dans le cas des mères endeuillées, car il leur permet de rétablir une relation plus sereine avec leurs émotions et de dépasser le sentiment de paralysie psychique souvent associé au deuil.




Etude de cas Le surinvestissement maternel et la reconsidération du lien affectif de S.

S., 42 ans, a grandi dans un contexte marqué par l’abandon de sa mère, qui l’avait confiée à ses grands-parents dès son plus jeune âge. Bien qu’elle ait été aimée par ses grands-parents, elle a toujours ressenti un vide lié à l'absence de sa mère biologique. Ce manque s’est intensifié au moment où elle est devenue elle-même mère, et elle a développé un comportement de surinvestissement envers ses enfants. Elle avait constamment peur de ne pas être à la hauteur, de répéter les erreurs de sa propre mère et de causer à ses enfants le même type de souffrance qu'elle avait vécue. Ce surinvestissement s’est traduit par une tendance à être constamment présente pour ses enfants, sans réussir à s’octroyer de temps pour elle-même, et en négligeant ses propres besoins émotionnels. S. avait une profonde angoisse liée à l’idée de l’abandon, qui resurgissait dans sa relation avec ses enfants, la poussant à chercher à leur offrir une présence excessive, parfois envahissante. Lors de son parcours de musicothérapie, S. a été confrontée à des moments de création musicale qui l’ont aidée à prendre du recul par rapport à son rôle de mère. Par exemple, à travers des exercices de chant thérapeutique, elle a appris à exprimer des émotions complexes comme la peur, la culpabilité et la frustration, en rapport avec sa propre histoire d’abandon. Ces chansons ont agi comme des exutoires pour des émotions refoulées depuis longtemps, notamment des sentiments de colère envers sa mère biologique. Le processus de verbalisation et les exercices d'introspection issus du carnet de travail My Music Ôm Thérapie qui ont suivi l’expérience musicale, ont permis à S. d'analyser son propre comportement et de comprendre l'origine de son surinvestissement. Elle a compris que son besoin de "réparer" son histoire familiale était fondamentalement ancré dans une peur de répéter le manque maternel qu’elle avait vécu. Ce travail thérapeutique a permis à S. de moduler sa présence envers ses enfants, en rééquilibrant ses besoins personnels et ses responsabilités maternelles. Bien que des réajustements aient encore besoin de s'opérer de temps à autres selon ses dires, elle sait aujourd'hui se servir de sa propre "trousse à outils" afin de comprendre ce qui se joue en elle et établir jour après jour un lien plus sain avec elle-même et avec ses enfants.

*Prénom de la patiente anonymisé afin de garantir le respect du secret professionnel.




 

Conclusion


Les mamans sans mamans, en raison de leur histoire, peuvent être confrontées à des défis particuliers dans leur rôle de mère. La dissociation émotionnelle, la difficulté à créer un lien affectif stable, le doute, la peur et le surinvestissement de leur maternité sont des manifestations courantes de ce vécu douloureux. Cependant, à travers un accompagnement thérapeutique ajusté, telle que la musicothérapie cognitivo-analytique, il est possible de favoriser un processus de restructuration émotionnelle et de réappropriation conscient du rôle maternel. Cette approche, en permettant aux femmes de renouer avec leurs émotions, offre un espace pour comprendre et intégrer leurs histoires, et ainsi vivre leurs maternités dans toutes leurs richesses et complexités.





Bibliographie


  • Bowlby, J. (1980/2002). Attachement et perte. Vol. 3 : Perte, tristesse et dépression. Puf - Le Fil Rouge. https://www.maisondulivre.com/livre/9782130529231-attachement-et-perte-tome-3-tristesse-et-depression-3e-edition-john-bowlby/



  • Fraiberg, S., Adelson, E., & Shapiro, V. (1975). "Ghosts in the nursery: A psychoanalytic approach to the problems of impaired infant-mother relationships." Journal of the American Academy of Child Psychiatry, 14(3), 387–421.


  • Freud, S. (1917). Deuil et mélancolie. Petite bibliothèque Payot.


  • Main, M., & Solomon, J. (1986). "Discovery of an insecure-disorganized/disoriented attachment pattern." In T. B. Brazelton & M. W. Yogman (Eds.), Affective Development in Infancy (pp. 95–124). Norwood, NJ: Ablex Publishing Corporation.


  • Rando, T. A. (1993). Treatment of Complicated Mourning. Champaign, IL: Research Press.


  • Winnicott, D. W. (1965). Processus de maturation émotionnelle chez l'enfant : développement affectif et environnement. Paris. Payot.


  • Worden, J. W. (2009). Grief Counseling and Grief Therapy: A Handbook for the Mental Health Practitioner. 4th ed. New York: Springer Publishing. https://books.google.fr/books/about/Grief_Counseling_and_Grief_Therapy_Fourt.html?id=cRStL8oURqoC&redir_esc=y


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