S'il y a bien une phrase que j'entends depuis six ans en consultation, notamment chez les patients enfants ou adultes les plus en proie à une forme de quête de performance, c'est bien : « Je suis né perfectionniste ». Cette affirmation soulève plusieurs interrogations. En effet, naissons-nous réellement avec cette caractéristique de perfectionnisme ou est-elle le résultat de facteurs extérieurs, de croyances et d’expériences vécues ? Que se cache-t-il derrière cette vision de soi, souvent anxieuse et auto-critique, et quelles en sont les implications pour le développement personnel et thérapeutique ?
Pour ma part, je trouve que ces questionnements mettent en lumière la confusion trop courante entre ce qui relève de notre héritage génétique et ce que nous construisons au fil de notre vie, en réponse à notre environnement et nos expériences. Car le perfectionnisme, souvent perçu comme une quête de l’excellence, n’est pas une caractéristique innée, mais bien une construction, façonnée par nos interactions sociales, familiales et culturelles.
L’inné et l’acquis : deux concepts à distinguer
La question de l’inné et de l’acquis a fait l’objet de débats philosophiques et scientifiques depuis des siècles. D’un côté, l’inné fait référence à ce que nous héritons de nos gènes, des traits de caractère qui nous seraient naturellement attribués dès la naissance. De l’autre, l’acquis désigne ce qui résulte de l’influence de notre environnement et de nos expériences au cours de notre développement.
Dans le cadre du perfectionnisme, ou de tout autre attribut que l'on voudrait se donner, la confusion entre ces deux concepts peut être particulièrement problématique. Lorsqu’une personne se définit comme étant « née perfectionniste », elle ancre son identité dans une croyance erronée : celle que le perfectionnisme serait une caractéristique innée, immuable, qui ne peut être modifiée. Cette croyance peut être renforcée par des messages familiaux ou sociaux qui véhiculent l’idée que certains individus sont naturellement plus compétents ou plus enclins à réussir que d’autres.
Cependant, la réalité est bien plus nuancée. Si certaines prédispositions génétiques, comme l’anxiété ou la tendance à l’auto-évaluation critique, peuvent influencer la façon dont nous vivons le perfectionnisme, ce n’est pas une fatalité. Au contraire, ces traits peuvent être modulés et influencés par les expériences vécues et les processus cognitifs auxquels nous avons été confrontés. Ce qui peut apparaître comme une « nature » perfectionniste peut en fait être une réponse acquise face à des pressions environnementales, souvent inconscientes.
Le perfectionnisme : une réponse adaptative au contexte
Il est important de comprendre que le perfectionnisme, loin d’être une simple quête d’excellence, peut être une stratégie d’adaptation face à un environnement perçu comme menaçant ou exigeant. Je constate que, chez de nombreuses personnes, le perfectionnisme se développe comme un mécanisme de défense face à un sentiment de vulnérabilité ou d’insécurité. Par exemple, un enfant élevé dans un environnement où l’échec est fortement sanctionné peut développer une peur intense de l’erreur, ce qui l’amène à redoubler d’efforts pour éviter toute forme de déception.
D’un point de vue théorique, cette dynamique se trouve renforcée par les travaux de psychanalystes et de psychologues qui ont étudié les liens entre les attentes parentales et la construction du perfectionnisme. Par exemple, les parents qui ont des attentes irréalistes ou qui manifestent peu de soutien émotionnel peuvent pousser un enfant à internaliser une exigence excessive de performance, parfois au détriment de son bien-être psychologique. Cette influence parentale, qu’elle soit explicite ou implicite, est souvent plus marquante que ce que l’on imagine et peut influencer profondément le développement d’une personne.
Le perfectionnisme ainsi conçu devient alors une forme de réponse adaptative, une tentative de se protéger de la peur de l’échec, de la honte ou de l’abandon. Cela devient un « schéma » dans lequel l’individu se retrouve coincé - ou choisit de se coincer si l'on reprend les écrits du Dr Alfred Adler, père de la psychologie individuelle - cherchant constamment à prouver sa valeur à travers ses réussites externes, sans parvenir à accepter l’échec comme une étape normale du processus d’apprentissage.
La plasticité cérébrale : de l’inné à l’acquis
Un aspect important qui se joue au travers du perfectionnisme est la manière dont il affecte le cerveau et nos processus cognitifs. La plasticité cérébrale, cette capacité du cerveau à se réorganiser et à s’adapter en fonction des expériences vécues, est un concept fondamental pour comprendre comment l’acquis peut remodeler nos structures cérébrales et nos comportements. Ainsi, même si des prédispositions génétiques peuvent jouer un rôle, la manière dont il se manifeste et son impact peuvent surtout être modifiés par l'expérience.
Les recherches sur la plasticité cérébrale montrent que notre cerveau n’est pas figé et que, tout au long de notre vie, nous pouvons développer de nouvelles capacités, qu’elles soient émotionnelles, comportementales ou cognitives. Pour les personnes perfectionnistes, cela signifie qu’il est possible, par un travail adapté, de déconstruire ces schémas souvent rigides et d’adopter des stratégies plus flexibles et surtout plus saines face à l’échec et à l’erreur.
Cela nous permet de réinterpréter le perfectionnisme non pas comme une caractéristique immuable, mais comme un ensemble de comportements acquis, souvent en réponse à des pressions sociales et familiales, que l’on peut progressivement modifier. En d’autres termes, nous ne sommes pas condamnés à vivre sous la domination de cette quête insatiable de perfection. La plasticité cérébrale offre l’espoir que, par des pratiques appropriées, il est possible de rééduquer notre cerveau, ou du moins d'en apprivoiser sa mécanique, et de comprendre les variations des schémas mentaux qui nous empêchent de vivre sereinement.
Musique et perfection : l'erreur comme partie intégrante du processus
Dans un monde où l'on valorise souvent le don inné et l'excellence en toutes choses, la musique, et plus particulièrement la musicothérapie, propose une vision radicalement différente. Au lieu de rechercher la perfection, cette approche met en avant le geste, le mouvement et l'exploration, valorisant l’erreur non comme un échec, mais comme un passage nécessaire à l’expression de soi et à la découverte du moi authentique.
La musique a longtemps été perçue comme le domaine des « génies », des musiciens qui semblent avoir un don inné pour la composition ou l’interprétation. Ce mythe, illustré par des figures historiques comme Mozart, fait souvent oublier que la grande majorité des musiciens, même les plus virtuoses, ont suivi un processus d’apprentissage ardu, ponctué d’erreurs, de ratés, d’ajustements et de remises en question. L’idée d’un don génétique, de ces « talents naturels », est en réalité un récit simplifié et déconnecté des réalités de l’apprentissage musical. Les musiciens, comme tout apprenant dans un domaine complexe, passent par un processus de répétition, d’échec et d’ajustement. Et c’est là que la musicothérapie peut intervenir : elle offre un cadre dans lequel l’erreur devient un instrument de développement au service de la personne et de son épanouissement.
Dans ce cadre, l'erreur est non seulement acceptée mais elle devient un vecteur de progression. En musicothérapie, l’objectif n’est pas d’obtenir un produit fini, un morceau joué parfaitement. L’enjeu réside plutôt dans le processus, dans l’expression et dans la possibilité de prendre des risques créatifs. Le geste musical, qu’il soit vocal ou instrumental, devient une façon d’exprimer des émotions, des pensées ou des expériences qui ne se trouvent pas dans les mots. Lorsque l’on invite un patient à jouer de la musique ou à chanter, on l’invite également à prendre des risques, à essayer, à échouer parfois, mais toujours à avancer. En laissant de côté l'idée de « perfection » dans le rendu final, on libère une forme de créativité authentique, dénuée de cette pression constante de l’atteinte d'un l’objectif.
Ce processus de création et d'exploration est essentiel dans le cadre thérapeutique. Par exemple, lorsqu’un patient est invité à jouer une mélodie ou à improviser, il n’est pas jugé sur la qualité du produit final. Il est plutôt encouragé à se concentrer sur la spontanéité du geste, sur le mouvement qui émane de lui dans l’instant, sur les émotions et les sensations qui le traversent. Ce geste, souvent chaotique et incertain au début, reflète la liberté d’être soi-même, sans contrainte de perfection. L’erreur, dans ce contexte, devient un catalyseur de la création : elle est un moment de prise de conscience, un espace où l’on peut ajuster, réessayer, sans être paralysé par la peur de l’échec.
En explorant et par l’expression sonore, les patients-musiciens peuvent entrer en contact avec des parts de leur être qu’ils n’avaient pas encore pleinement reconnues. La musique offre un moyen de se reconnecter au corps, au rythme interne qui est parfois perdu dans le quotidien. En musicothérapie, l’objectif n’est pas d’atteindre un résultat final parfait, mais de faire émerger une forme d’authenticité à travers le mouvement. Le geste musical devient alors une manière de se rencontrer soi-même, de se comprendre et de s'accepter, sans chercher à atteindre un idéal irréel.
Ce processus de « déconstruction » du perfectionnisme et de libération de l’erreur dans l’expression musicale mène à une transformation intérieure. Le patient commence à comprendre que l’erreur fait partie intégrante du cheminement humain. Cette acceptation des imperfections, qu’elles soient musicales ou émotionnelles, est au cœur de l’approche thérapeutique. En musicothérapie, l’erreur n’est pas un obstacle à surmonter mais un outil, une étape normale dans le processus de création et de découverte de soi. Ce cheminement permet de réconcilier le patient avec ses propres imperfections et de l’amener à accepter sa vulnérabilité comme une composante essentielle de l’être humain.
C'est cette liberté de créer sans le poids de cette injonction à la perfection qui permet au patient de se détacher de la pression de répondre à des attentes irréalistes, souvent imposées par des croyances extérieures ou internes. Lorsqu'il s’autorise à "faire l’erreur", à explorer, à dévier du chemin tracé, il fait un pas vers une forme d’auto-compassion. Il apprend à se donner la permission d’être humain, et à se libérer des attentes irréalistes qui nourrissent souvent le perfectionnisme.
Ainsi, à travers la musique, l’erreur devient une opportunité : l’opportunité d’évoluer, d’accepter l’imperfection. Ce processus n’est pas instantané, mais il ouvre un chemin vers une nouvelle compréhension de soi, vers une quête du « soi véritable », débarrassée des contraintes de la perfection.
Et finalement, comme en musique, la quête de l’être humain n’est pas d’être parfait, mais d'être pleinement soi-même.
Amusicalement, L.
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